dimanche 28 août 2016

Processus Constituant du Chili : une leçon de participation citoyenne !

Une Constitution est un texte qui établit les valeurs et les règles fondamentales qui encadrent les lois, les institutions et le fonctionnement d'un pays. Pas besoin de s'étaler sur son importance primordiale. La Constitution en vigueur au Chili fut élaborée sous le régime militaire de Pinochet, adoptée en 1980 par un simulacre de plébiscite démocratique sans pour autant être appliquée par la suite. Depuis le début de la transition démocratique en 1988 jusqu'en 2015, de nombreuses réformes ont supprimé notamment les concepts anti-démocratiques qui visaient à bannir les idéologies de lutte des classes de la vie politique chilienne (cf contexte mondial de Libéralisme versus Communisme). Bien que modifiée en profondeur, la version actuelle de la Constitution reste fondée sur l'illégitimité de la junte militaire de 1980, mais aussi sur un régime présidentiel fort et un bipartisme prégnant, tout en définissant un cadre quasi inamovible en faveur d'une société ultra libérale où toute action publique ambitieuse est peu envisageable.

Constitution du Chili 1980 (source:Wikipedia)
La présidente Michelle Bachelet proposa donc en 2013 dans son programme de second mandat, un changement de Constitution s'appuyant sur un premier processus constituant destiné à mobiliser tous les citoyens et citoyennes. Élue par une forte majorité en 2014, la présidente chilienne a depuis été éclaboussée par des affaires de corruptions/collusions et est considérée trop à droite pour la gauche et trop à gauche pour la droite. Son niveau de popularité suit la tendance de celle de François Hollande en France: les critiques sur le processus constituant sont donc nombreuses tant sur le fond que sur la forme. Ma curiosité est à son comble !

Les étapes du Processus Constituant
Les étapes participatives se déroulent en 4 phases entre juin et août 2016: participation individuelle, participation locale, participation à l'échelon provincial et enfin participation à l'échelon régional. A chaque étape l'objectif général est tout d'abord de choisir les 7 valeurs et principes, 7 droits, 7 devoirs et responsabilités et 7 institutions prioritaires parmi des listes prédéfinies. Puis de proposer 7 valeurs, 7 droits, 7 devoirs et 7 institutions additionnels, qu'ils soient ou non dans la liste proposée. Toute participation est associée à une inscription sur internet ou sur place grâce à son numéro de carte d'identité. La première phase individuelle est réalisée sur internet sur une sorte de questionnaire en ligne. Puis les chiliens sont invités à former des groupes locaux d'environ 15 personnes (famille, amis, collègues etc) pour débattre des premiers résultats selon la méthodologie 7+7. À l'issue de cette rencontre les participants signent un avis du collectif: en Accord, en Accord Partiel ou en Désaccord avec chacun des 7 valeurs, 7 droits, 7 devoirs et 7 institutions proposés durant la phase individuelle, avec encore une fois la possibilité d'en ajouter 1 à 7 additionnels. Les résultats statistiques servent de base à la phase suivante dite provinciale, laquelle alimente la phase régionale. La puissance de la méthodologie réside dans "l'Accord Partiel", c'est à dire que tous les participants sont d'accord pour que le concept débattu apparaisse en priorité dans la constitution mais avec un argumentaire différent voir contradictoire au sein de la table de débat. Les participants ont donc intérêt à défendre leurs points de vues tout en reconnaissant leurs convergences. Exemples typiques: la valeur de "liberté", le "droit à la vie", l'institution "parlement".


Qui peut participer? Toutes les personnes de plus de 14 ans possédant une carte d'identité chilienne, c'est à dire les chiliens dont certains expatriés et les résidents étrangers au Chili. Pour ma part, considérant ne pas être assez concerné par l'Histoire du Chili pour pouvoir débattre, je me suis proposé d'être plutôt observateur. Cependant les participants m'ont invité à prendre position à chaque vote du groupe et je les en remercie chaleureusement. On m'a également invité à plusieurs reprise à témoigner sur la France, dont les Droits de l'Homme et les idées républicaines post-révolutionnaire sont encore des piliers de notre influence internationale... Mais chacun reconnaîtra qu'il faut rester humble et modeste quand il s'agit d'aborder l'Etat de Droit en tant que français en 2016... A noter que les 9 populations indigènes du Chili possèdent leur propre processus constituant pour éviter que la minorité originaire ne soit noyée dans les résultats nationaux.




Le questionnaire suivant vous permettra de vous immerger entre les phases participatives provinciale et régionale, de tester la méthodologie et de découvrir les sujets spécifiques au Chili. Saurez vous reconnaître les conflits sociétaux actuels qui influencent les débats sur la Constitution ? Petits indices: droit à l'avortement, privilèges de l'armée, reconnaissance des victimes de la junte, salaire minimum, éducation publique/privée, système de santé public/privé, système de retraites privées, exploitation des ressources naturelles et minières, conflits sur les territoires Mapuche.



Retour d'expérience personnel
Ayant manqué la phase de consultation individuelle et obligé de refuser une invitation à une rencontre locale, j'ai décidé de me reprendre et de participer à la phase provinciale. Ce samedi à 9:00 du matin, je me rend au collège d'une municipalité de Santiago. Après une demi heure dans la file d'attente, les responsables du processus constituant font un discours d'accueil, nous expliquent le déroulement de la journée et prennent une photo collective pour immortaliser l'événement. À 10:30 nous entrons dans les salles de classes qui nous ont été attribuées aléatoirement lors de notre inscription. Notre groupe était constitué de 13 personnes, de tous âges, mixte, chacun exerçant des professions très différentes: salariés de l'industrie minière, journaliste, avocat, étudiants, ingénieurs, salariés d'ONG, chef d'entreprise, environnementaliste. Après un bref échange sur nos motivations à participer à cette journée, nous votons pour un modérateur et un secrétaire de groupe, puis commençons les débats. Tous les concepts traités ont fait l'objet de fortes confrontations de points de vues mais la haute qualité du débat nous a systématiquement poussé à un consensus. Par exemple le "droit à la vie" fait à la fois référence à la lutte féroce que les anti-avortements ont mené face au projet de loi, tout en représentant ce que le régime militaire de Pinochet a nié en torturant et éliminant plusieurs milliers d'opposants politiques. De même, nous avons débattu pour savoir lequel de ces trois concepts nous allions ajouter: multiculturalité, interculturalité ou plurinationalité ? Ces valeurs font référence à l'immigration et les populations indigènes, ce qui pose la question de l'intégration, du communautarisme et de la reconnaissance de plusieurs nations dans un même pays comme l'a fait la Bolivie. Les résultats ont ensuite été mis en commun par l'intermédiaire de notre modérateur et du secrétaire. En fin de journée, fiers de la qualité des débats de notre groupe, nous nous sommes applaudis et avons échangés nos contacts, conscients d'avoir participer à une expérience très enrichissante au delà du changement de Constitution.


Lors de la quatrième phase dite régionale, l'attente pour accéder au lieu de débat était de plus d'une heure et tous les débats se sont déroulés dans un grand hall très bruyant. De même le modérateur ne fut pas assez impartial, lui même très impliqué dans le mouvement étudiant contestataire et essayant de donner son avis plus que d'être garant de la circulation de la parole. Cette deuxième expérience ne fut pas la plus convaincante.


Bilan national sur un pays d'environ 19 millions d'habitants:
- Participation individuelle: 82.993 citoyens
- Participation locale: 9.206 actes de réunions générés par 100.099 citoyens
- Participation provinciale: 12.852 citoyens
- Participation régionale: environ 8.622 citoyens


Résumé des critiques entendues sur le processus constituant:
- "Les gens ne sont pas assez éduqués pour pouvoir participer à des débats d'une telle importance."
- "L'extrême gauche chilienne va essayer de prendre le dessus dans tous les débats."
- "Rien ne va changer car l’oligarchie chilienne verrouillera la nouvelle constitution."
- "Je ne participe pas car je suis contre le gouvernement actuel."
- "Les résultats ne seront pas légitimes au regard du pourcentage de participation."
- "Les concepts (valeurs, droits, devoirs, institutions) ne sont pas assez expliqués."
- "La mise en place d'une Constitution est un sujet d'experts, non de tous les citoyens."
- "Pourquoi participer ? Personne ne sait ce qu'il adviendra des résultats !"

Bien que les problèmes méthodologiques soient réels, la plupart des critiques n'étaient que spéculations. À titre personnel, je viens de vivre le plus beau moment civique de ma vie avec la sensation d'avoir participer à l'Histoire du Chili. À quand une Constitution européenne sur la base d'une participation publique constituante ?

Sources:
- Site officiel du processus constituant: Lien
- Processus constituant des peuples originaires: Lien
- Résultat du Comité de Systématisation: Lien
- Observatoire citoyen du processus constituant: Lien
- Regard de Courrier International en 2013: Lien

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